Sorti mercredi 5 octobre, le film de Marie-Castille Mention-Schaar est encensé par la critique mais critiqué par les spécialistes.
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Si la presse s’accorde à dire qu’un film sur le processus de radicalisation des jeunes était nécessaire, certains spécialistes ne se réjouissent pas tellement de cette oeuvre en particulier, qui refléterait, selon eux, tout l’inverse de la réalité. Amélie Boukhobza, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie sur le jihadisme et co-directrice de l’association Entr’Autres (qui lutte contre la radicalisation jihadiste), ne partage pas la vision donnée par Marie-Castille Mention-Schaar, qui a passé trois mois avec Dounia Bouzar pour le scénario de son long-métrage.
Les jeunes mineures converties : une minorité dans la radicalisation
« Le film, comme Dounia Bouzar, veut faire dire au phénomène jihadiste qu’il s’agit d’un processus sur Internet, qui touche surtout les jeunes mineurs, et particulièrement les jeunes filles, convertis. La réalité est toute autre : les mineurs sont une minorité ». D’après elle, il n’y aurait que 20% de mineurs parmi les personnes radicalisées. « Le phénomène est avant tout masculin et la moyenne d’âge est de 25-27 ans environ », détaille-t-elle à RTL.fr. Dans le film, Mélanie et Sonia sont toutes les deux mineures et semblent avoir grandi dans des familles de classe moyenne, sans tradition musulmane.
Pour Dounia Bouzar, jointe par RTL.fr, ce n’est pas le but du film. « Il s’intéresse à un sujet précis : l’embrigadement de filles, non-musulmanes mineures, c’est cet angle qui a touché la réalisatrice », défend-elle. C’est justement le reproche qui est souvent fait à cette anthropologue. Selon Romain Caillet, consultant spécialiste des courants jihadistes, joint par RTL.fr, Dounia Bouzar « veut éviter des amalgames » entre la religion musulmane et le terrorisme, « ce qui est tout à son honneur ». Seulement, son discours en deviendrait tronqué. « Elle dit que les jihadistes sont majoritairement des convertis Français de souche. Or, ça ne repose sur aucune réalité », s’agace Romain Caillet. Le film laisse en effet entendre que ce phénomène pourrait toucher n’importe quel foyer. Une vision contestée par certains spécialistes, selon qui il toucherait dans sa large majorité les quartiers populaires et les personnes issues de l’immigration.
Le processus de radicalisation bien plus complexe
« Le jihad, ce n’est pas seulement une histoire de jeunes filles radicalisées derrière leur écran d’ordinateur », fustigeait déjà « un fonctionnaire » en décembre 2015 dans le JDD. Un discours qui revient souvent. Dans Le Ciel attendra, l’une des jeunes filles est contactée par un recruteur sur Facebook alors qu’elle vient de perdre sa grand-mère (et se trouve donc dans une période de fragilité psychologique). L’homme se fait passer pour son prince charmant. Après quelques vidéos sur la théorie du complot et les massacres en Syrie, l’adolescente saute le pas, se convertit, fait ses prières et finit par partir faire le jihad. Là encore, une vision que certains jugent « caricaturale ». « Il est évident que personne ne se radicalise en regardant trois vidéos sur Internet, s’il n’a pas déjà l’esprit sensibilisé à la cause », explique Amélie Boukhobza. « Ces jeunes sont volontaires. Ce sont eux qui vont chercher sur des sites », défendait Olivier Roy, professeur d’université, au Monde en février dernier.
Si la sphère des spécialistes des questions terroristes a alerté sur les dangers des réseaux sociaux, les processus d’embrigadement sont, selon eux, bien plus complexes que quelques messages privés sur Facebook. « Si Internet est impliqué dans les processus de radicalisation, il n’intervient que comme un booster », nuance ainsi Amélie Boukhobza. Dès lors, le raccourci clairement établi dans le film entre théorie du complot et jihadisme est-il trop simpliste ? Si le lien n’est pas totalement inexistant, une vidéo complotiste ne mène pas forcément sur les chemins du jihad.
La radicalisation liée à la société occidentale ?
« En France, plus de la moitié des jeunes filles embrigadées sont des converties, issues de la classe moyenne, voire supérieure. Des enfants qui ont été entourés, choyés, mais qui vivent en même temps dans une société qui a beaucoup de mal à faire de la place à la jeunesse et à leurs rêves ». Ce sont les mots de la réalisatrice dans le dossier de presse du film. Après ses multiples rencontres avec des jeunes filles à l’association de Dounia Bouzar, Marie-Castille Mention-Schaar a changé son regard sur les « profils » des personnes susceptibles d’être embrigadées. « Je croyais – croyance largement partagée – qu’il fallait être très exclu ou très fragile pour éprouver la tentation de rejoindre Daesh. Ces profils existent mais ils sont loin de représenter la majorité », déclare-t-elle.
Amélie Boukhobza, au cœur du projet imminent d’un centre de déradicalisation à Beaumon-en-Véron (Indre-et-Loire), défend la position inverse. D’après les propos de la réalisatrice, « ce serait à cause d’une société en mal de rêves, à cause de la postmodernité etc. Or, le jihadisme touche le monde entier, à commencer par les pays musulmans, premiers fournisseurs de jihadistes », contre-t-elle. Daesh compte en effet dans ses rangs une majorité de combattants tunisiens.
Dounia Bouzar, une personne controversée
Les critiques ne s’arrêtent pas là. Le personnage de la directrice du CPDSI, Donia Bouzar, semble être au cœur de la controverse. Celle qui a eu toute la confiance du gouvernement pour prendre en main la déradicalisation des jeunes ne fait pas l’unanimité. Elle se dit pourtant « demandée dans le monde entier » après avoir « stabilisé des tas de gamins ». Des résultats qui resteraient à prouver, selon certains, qui qualifient son bilan de « nul » et lui reproche un certain « mercantilisme ». Comme Romain Caillet, d’autres lui reprochent encore de faire de « l’islamologie normative sans compétence » en « déclarant ce qui est acceptable ou non dans l’islam », ce qui est signe de radicalité ou non.
Une accusation que la principale intéressée rejette en bloc. « Je parle de la relation psychologique face à la religion ». Et de se défendre de faire de l’islamologie. « La preuve, c’est que je ne porte pas le foulard », argumente-t-elle. Rue 89 a déjà consacré un article à cette personnalité qui est apparue sur de nombreux plateaux télévisés après les attentats de Charie Hebdo, en janvier 2015. Ce papier remet en cause les techniques de Dounia Bouzar en évoquant des « chiffres contestables » et une « interview arrangée » concernant le témoignage d’une repentie.
Romain Caillet lui reproche également de « penser avoir inventé une formule de déradicalisation ». Encore une fois, Dounia Bouzar dément, en mettant en avant une « expérimentation qui doit être perfectionnée ». Une sorte de recette « en deux étapes » se dégage toutefois du rapport annuel 2015 du CPDSI, comme le relève Saphir news, « quotidien musulman d’actualité ». Une technique pour déradicaliser parfaitement illustrée dans le film par le personnage de Sonia, qui finit par abandonner ses projets de jihad. Et Dounia Bouzar de mettre en valeur son travail : « Je n’invente pas la poudre, je partage pour que les autres s’y mettent et perfectionnent ». Elle appelle ainsi ses détracteurs à compléter son travail et à « se mettre tous ensemble ».
La question du jihadisme et de la radicalisation est très sensible et très complexe. Un film d’une heure et 44 minutes pourra difficilement respecter toutes les nuances sans faire de raccourcis. Selon des journalistes spécialisés dans la question terroriste, ce film, comme d’autres sur le même sujet, « n’échappe pas à la caricature et une vision très faussée de la réalité ».